LUMIERES

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Il faisait chaud en cette nuit étoilée du mois de juillet. Nous étions en 98 en plein orgasme footballistique en cette France unie dans un même élan. Je circulais sur l’autoroute A6 depuis Montpellier en remontant vers Paris. Les kilomètres défilaient en ligne droite sur le goudron dont les bandes blanches, sur le côté, dansaient  telles des étoiles filantes se confondant avec le ciel constellé d’astres lumineux. Cela était ma seule compagnie dans ce désert. Il était environ deux heures du matin et la radio demandait en larmes, dans la pénombre de ma voiture, comment cette Femme pouvait faire revenir son mari parti avec sa meilleure amie. L’animatrice prenait alors sa meilleure voix pour lui expliquer qu’il fallait qu’elle tourne la page et que le meilleur était à vivre pour elle. A entendre les sanglots dégoulinant, le but était loin d’être atteint.

N’écoutant alors plus que ma conscience, elle (ma conscience, pas la radio) me souffla délicatement à l’oreille qu’il fallait que j’allume une cigarette pour éviter l’état de somnolence accentué par la teneur soporifique radiodiffusée. A cette époque je devais fumer un paquet par jour de blondes de préférence, même si parfois il m’arrivait de faire des infidélités en prenant une brune de temps en temps. Les blondes ne m’en ont jamais voulues. Et les brunes non plus d’ailleurs. Depuis j’ai arrêté de fumer et je suis avec une blonde qui n’accepte aucune infidélité au risque de me griller.

Malgré l’enfumage le sommeil gagnait du terrain et commençait à guider mes pensées dans les rêves les plus obscurs. Je sentais mes paupières de plus en plus lourdes et mes yeux se fermaient seulement animés par les lumières des véhicules d’en face. Le plus inquiétant était que lorsque mes yeux se fermaient je voyais une lumière différente. Une lumière douce et accueillante m’invitant au bien-être. Heureusement, notre conscience, devant le danger imminent, nous permet de sursauter dans un dernier élan de lucidité. Mais mon Dieu que cette lumière était belle.

Il ne me restait plus qu’une seule solution : compter à rebours les 20 kilomètres qui me restaient à parcourir avant de pouvoir prendre un café libérateur de la somnolence afin de trouver l’éveil. Non pas l’éveil au sens Bouddhiste et Tibétain du terme, mais l’éveil tout court en tant que survivance.

Mon Dieu que le moindre putain de kilomètre peut apparaître interminable quand l’on ne songe qu’aux songes.

Ça y est le panneau indiquant la station Total à 10 KM vient d’être dépassé.

« -J’arrive Total » : jamais une putain de station-service ne m’avait autant manqué. Hormis, sans aucun doute, le jour où j’avais attrapé une gastro suite à l’ingestion de melons réchauffés  lors d’un voyage avec mes parents lorsque j’avais 8 ans. Mon père, sentant l’urgence de la situation, avait appuyé sur le champignon pour arriver à temps aux chiottes improbables de l’aire d’autoroute.

Malheureusement, mon père n’avait pas de voiture assez puissante et les premières effluves envahirent la voiture à 2 KM seulement du but. A cette époque, les sièges étaient une espèce de tissus en velours très absorbants. Devant un tel désastre, mes parents durent par la suite changer de voiture.

Enfin, le panneau libérateur « station-service 2000 mètres ». C’est fou ce que les KM qui, auparavant paraissaient interminables deviennent tout de suite beaucoup plus courts après ce panneau.

Inutile de vous dire qu’à cette heure- ci il n’y avait pas foule. J’ai même eu peur qu’elle soit fermée. Seule une voiture était garée. Elle était remarquable non seulement parce qu’elle était la seule dans ce parking désert, mais surtout parce que c’était une Aston Martin. A moins qu’elle appartienne au vendeur de la boutique, je préjugeais donc qu’il y avait un autre client. Je me disais que vu la rémunération moyenne des cadres de chez Total, il pouvait être tout à fait plausible que les employés de leur station-service aient des Aston Martin comme voiture de fonction. Question d’image de marque et histoire de conforter le slogan « vous ne viendrez plus chez nous par hasard ».

Je pénétrais dans la boutique, à la recherche du distributeur à café. Les néons devraient être condamnés pour agression oculaire répété et intensif. De plus, l’éclairage associé à la fatigue nous donnent tous un air d’outre-tombe. Je suis sûr que Georges Andrew Romero a eu son idée de pitch de la « nuit des morts vivants » dans une boutique au bord d’une autoroute en plein milieu de la nuit.

Bien entendu, il ne me restait que très peu de monnaie (quelques pièces jaunes) dans mon porte-monnaie et seul un gros billet de 500 Francs me narguait comme un con style « – essaie de te payer un café avec moi, krkrkrkr »

«  – Tu crois que je vais me laisser impressionner par un bout de papier ? Tu sais ce qu’il en faisait Gainsbourg des billets comme toi ? Alors détends toi s’il te plaît, parce que tu sais ce que je vais faire ?

– Non, qu’est-ce que tu vas faire, me brûler pour faire style j’ai plein de thunes ?

– Tu vois le mort vivant là à la caisse ? Et bien je vais t’échanger contre d’autres billets plus sympathiques que toi  et surtout des putains de pièces que je pourrais introduire dans ce putain de distributeur pour avoir un putain de café ou même deux, trois. Et même, si je voulais, je pourrais me payer une soupe aux tomates bien dégueulasse pour me donner bonne conscience en ayant mon quota de légumes après avoir fumé trois paquets de clopes, bu 15 cafés, m’être branlé sauvagement toute à l’heure dans les toilettes de ce bar de Montpellier remplie d’étudiantes affriolantes. Et crois- moi que tu vas vite me regretter car tu seras en transit dans son tiroir-caisse pourri en compagnie d’un mort vivant et tu finiras dans les poches d’un pantalon d’un gros lard routier Portugais qui finira par t’échanger lamentablement contre une pipe et une sodomie auprès d’une vieille pute délabrée, et tu finiras accroché entre sa culotte et sa chatte dégoulinante du sperme encore chaud du routier Portugais. Voilà ce qui t’attend trou du cul de mes deux !!! »

Inutile de vous dire que le billet se faisait tout petit du coup. J’ai même eu peur qu’il se fasse tellement petit qu’il en devienne un billet de 10 Francs. Alors, que je me dirigeai aussi fier qu’un Français après le but de S Wiltord à la dernière minute d’un match de finale de championnat d’Europe face à des Italiens, vers la caisse,  il ne s’était pas dégonflé, et après quelques secondes de réflexion, il osa :

«  – Premièrement, tu as vu comment il a fini S Gainsbourg ? Deuxièmement, je préfère finir dans la culotte d’une pute nauséabonde que dans la poche de jean troué au contact d’une couille transpirante et puant encore le sperme de ta branlette de toute à l’heure au bar de Montpellier

– ok, tu l’auras voulu »

Je me dirigeai vers l’employé Total :

«  – Bonsoir Monsieur je…

– on ne dit plus bonsoir Monsieur, il est 3 heures du matin et le soir est derrière nous, on doit dire bonjour. Il faut être précis dans la vie Monsieur. Dire Bonsoir au lieu de bonjour, c’est comme si vous écriviez « je sous-entends » sans trait d’union. »

Le billet « -CLAP CLAP CLAP »

Je le regardai intensément en scrutant bien son visage pour y déceler une once de sourire ou d’ironie. Puis, je regardai autour de lui les caméras de surveillance à la recherche d’un indice au sujet d’une émission type « surprise surprise » très en vogue à l’époque pour animer les samedi soir des gens malheureux. Que voulez-vous, il fallait bien se divertir avant l’arrivée de Twitter et de « l’amour est dans le pré ». Mais en y réfléchissant deux secondes, ce ne pouvait pas être une caméra cachée puisque elle n’était pas cachée justement.

Soulagé par ce constat, je me repris en montrant mon plus beau sourire forcé et lui lâcha :

« – ok, je recommence : Bonjour Monsieur. Jusque- là j’ai bon ?

– oui Monsieur jusque- là c’est très bien, je vous écoute, que puis -je faire pour vous ?

– voilà, je viens de faire 400 KM en venant de Montpellier et je dois me rendre sur Paris avant 8 heures ce matin. Je n’ai pas beaucoup dormi et je somnolai toute à l’heure en conduisant. Je me suis donc arrêté dans votre aire pour me reposer et prendre un café histoire de me réveiller.

–  vous avez des distributeurs automatiques de café à votre disposition et …

– je sais, le problème est que je n’ai pas de monnaie pour faire fonctionner correctement le distributeur. Je n’ai qu’un gros billet de 500 Francs et si vous aviez l’amabilité de me faire de la monnaie en échange de ce billet, je vous en serais infiniment reconnaissant .

– Mon pauvre Monsieur je n’ai presque plus de billets et de monnaie. Nous gardons le minimum la nuit pour prévenir les attaques à main armée fréquentes en ce moment de l’année. En revanche, si vous faites vos courses dans ma boutique, je pourrais vous rendre la monnaie afin de prendre votre café.

– Ok, je n’ai besoin de rien mais c’est ce que je vais faire. Vous vendez des cigarettes ?

– Non, je n’en ai plus, mais j’ai de l’alcool si vous voulez.

– super bonne idée, je vais m’acheter une bouteille de Jack Daniels pour me tenir compagnie sur la route et ça va être parfait pour me tenir éveillé. Non j’aime pas l’alcool. En revanche, je vais prendre une bouteille d’Evian.

– Non Monsieur, je pourrais vous vendre une bouteille d’Evian, mais je ne pourrais pas vous rendre la monnaie car je n’en ai pas assez pour cela. Vous devez donc me prendre de la marchandise pour un montant suffisamment conséquent pour arriver à vous rendre la monnaie.

– Attendez, vous êtes en train de me dire que je dois faire le plein de courses pour avoir de la monnaie ?

– Oui Monsieur, je suis désolé, mais nous gardons très peu de monnaie à cause… »

Le coupant sèchement :

« – Ok Ok, je sais vous me l’avez déjà dit cela. J’ai une idée vous me faites une carte bleue et vous me faites l’échange avec la monnaie.

– La machine à Carte Bleue est défectueuse et nous refusons les chèques.

– mais je ne vous ai pas parlé de chèques

– oui mais j’anticipe, vous alliez m’en parler, je suis prévoyant »

Passablement énervé je finis par lâcher désespéré :

« –  Ecoutez, je ne vous demande qu’une chose alors : offrez moi un café : 2 francs 50 ce n’est rien. Vous le prenez dans votre caisse et vous le remboursez plus tard. (exalté) Tiens je dois repasser la semaine prochaine à Lyon et je vous déposerai l’argent à mon retour.

–          Impossible Monsieur, la caisse est stricte et je risquerais de perdre mon job pour un café. Vous me voyez dire à ma Femme  « -Martine, tu sais quoi je viens de me faire virer parce que j’ai donné 2 francs 50 à un inconnu pour qu’il prenne un café ».  Et puis désolé je n’ai pas 2 Francs 50 à perdre pour un type que je n’ai jamais vu et que je ne verrai sans doute jamais. Vous savez combien je gagne ?

–           Ah parce qu’elle n’est pas à vous l’Aston Martin garée devant ?

–          je vous demande pardon ?

–           Non, rien je plaisantais Monsieur. Je vous demande pardon, mais au moins votre Femme s’appelle Martine

–           Oui, plaisanterie de très mauvais goût »

–          Imaginez une seconde, que vous ne m’offriez pas le café et que malgré mes suppliques je reparte prendre le volant et que vous appreniez dans le journal qu’un type a perdu la vie au petit matin car il s’est endormi sur la route. Vous auriez ma mort sur votre conscience et là je n’aimerais pas être à votre place… »

C’est alors qu’une voix venant de nulle part se mit parler en balançant un billet de 10 Francs :

« – Elle est à moi l’Aston Martin. Vous pouvez lui  faire de la monnaie sur 10 Francs pour que Monsieur puisse se payer un café ?

–           Bien sûr Monsieur »

Le mort vivant s’exécuta et me donna deux pièces de 5 Francs.

Je me sentais dans la peau de Trézeguet lors du but en Or en finale du championnat d’Europe contre l’Italie en 2002. Je fis un « Yesss !!! » rageur. (oui je sais on est en 98, mais j’anticipe un peu et je vous emmerde, je fais ce que je veux).

Je n’avais pas fait attention au physique du type à la Aston Martin. C’était un Monsieur bien habillé en jean blazer Ascot parfaitement en adéquation avec un propriétaire d’Aston Martin.

Néanmoins, malgré son sourire forcé, je remarquai une certaine rudesse voire tristesse dans le regard. Son visage était dur et marqué. Les néons accentuaient cet effet inesthétique.

Mais c’était un bel homme. Un type qui n’a pas dû avoir besoin de recourir à Meetic pour trouver des gonzesses.  Surtout avec une Aston Martin. Et surtout en 1998.

M’approchant vers lui je lui serrai la main en me présentant. Puis il me dit :

« – Je m’appelle Marc et ça fait un moment que je vous écoute caché derrière les machines à café. Vous m’avez fait rire et c’était pas gagné

–           Ecoutez, ma situation était vraiment dramatique car j’avais besoin de ce café pour tenir le reste de la route à accomplir pour rejoindre Paris. Sans vous, je ne suis pas sûr de pouvoir repartir et d’arriver avant 8 heures du matin Gare de Lyon. Pour vous remercier, je peux vous payer un café ? »

KRKRKRKRKRKR

Nous éclatâmes de rire.

« -Avec plaisir, à une condition.

–           laquelle ?

–           Que vous acceptiez un de mes cigares pour accompagner le café. »

Devant mon approbation, il alla chercher une boîte à cigare, des « Cohiba » Cubains gros comme des barreaux de chaises.

Il m’en offrit un et m’expliqua comment le couper puis l’allumer en le chauffant délicatement avant de tirer une première bouffée.

J’essayai de l’imiter maladroitement et je tirais une première bouffée qui me fit tousser violemment. Un fumeur de cigarettes a l’habitude d’avaler la fumée. Pas un fumeur de cigares. Le goût est quand même très fort et nécessite clairement un temps d’adaptation. Alors que je commençai à maîtriser l’objet fumant, Marc me demanda pourquoi je faisais la route ?

« – Je travaille pour la WDR chaîne Allemande dont je m’occupe de la production exécutive durant la coupe du Monde. Je remonte à Paris pour préparer les demies finales.  Et vous ?

–           Aucune importance » me dit-il sèchement « – parlons plutôt de vous, je vous ai écouté toute à l’heure avec le pompiste, j’avais l’impression que vous jouiez un sketch tellement vous étiez théâtral dans votre façon de parler. C’était très amusant en tout cas, merci. »

Tandis qu’au loin deux gros semi-remorques venaient de s’arrêter d’où descendirent deux hommes parlant une langue inconnue mais très vivante, les premiers effets du cigare se faisaient sentir et je sentais ma tête légèrement tourner.

«  –  je ne jouais pas vraiment en fait. J’avais vraiment besoin de ce café car je ne tenais pas éveillé malgré tout le trajet restant à faire. Mais j’ai une façon très ironique de fonctionner qui peut être mal perçu par certaines personnes. J’ai un fond humoristique teinté de sarcasme et même un certain désespoir. »

–           Désespoir ? et vous êtes désespéré ?

–           non pas vraiment. C’est plus une posture qu’un réel sentiment de désespoir, même si je ne me fais pas d’illusion… »

A ce moment-là, une petite brise caressa nos silhouettes permettant d’assécher l’humidité de nos peaux. Puis le vent se mit à tourner et à se renforcer. Des éclairs silencieux venaient illuminer les détails de nos visages. Je me rappelais alors les sorties en boîtes de nuit où l’on observe les fêtards danser sur la piste éclairée par les boules à facettes accentuant le côté clip ridicule façon scopitone des années 70.  Cela me permettait de constater que son visage s’était assombri et je n’arrivais pas à déterminer si la perle qui coulait le long de son visage venait de ses yeux ou de son front. Il me sembla que c’étaient ses yeux qui avaient chauds, et non son front qui pleurait.  C’est donc que son âme transpirait elle aussi et que la chaleur n’était pas qu’extérieure. Un malaise se créa. Je ne me sentais pas bien et j’étais sûr que ce n’était pas dû qu’au cigare.  Je me lançai pour désamorcer la situation.

« – Quelque chose ne va pas ? »

Son visage s’était durci un peu plus et il avait vraiment très chaud des yeux qu’il essuya maladroitement avec son Ascot qu’il avait enlevé afin d’essayer d’atténuer le malaise.

Après une hésitation, il bafouilla :

«  – Vous savez pourquoi je suis ici avec vous ? »

Après un silence interminable, il reprit :

« – Je dois me rendre à Paris à la morgue pour reconnaître le corps de ma fille unique qui s’est tuée dans un accident de voiture sur L’A13 en revenant de chez sa mère à Deauville.  Son accident a eu lieu juste avant l’entrée du tunnel de Saint Cloud à quelques KM de chez elle. Elle était presque arrivée. Voilà… Ma vie a volé en éclats depuis hier et je me sens comme un mort vivant effectivement. Je me demande si j’aurais le courage d’affronter son cadavre. Et là, tel que vous me voyez, cela fait plus d’une heure que j’erre dans cette boutique prenant n’importe quel prétexte pour retarder le moment où je devrais repartir. Je cherche du courage. Voilà aussi pourquoi cela me faisait sourire quand vous parliez de désespoir. Parce qu’avant-hier je ne savais pas vraiment ce que c’était. Et je ne vous souhaite pas de le côtoyer un jour comme moi en ce moment. »

Voilà, le mec a quand même bien plombé l’ambiance là d’un coup. Déjà qu’elle n’était pas propice à chanter « A la queue leu leu », mais on est au cœur de la tempête.

Essayer de trouver les mots pour réconforter quelqu’un dans un tel état de détresse est au moins aussi difficile que de faire rire une salle entière en jouant des sketchs. Par définition on ne peut pas savoir ce que ressent vraiment la personne. Il y a deux solutions : la première qui consiste d’avoir le talent de trouver les mots justes et la deuxième qui consiste à prendre un air très gêné en regardant ses chaussures tout en cherchant un prétexte de prendre congé maladroitement en souhaitant bon courage. Je choisis lâchement la deuxième solution. De plus, le cigare commençait à me donner la nausée et un mal de crâne conséquent. Mon malaise était perceptible par les perles de sueur glissant le long de mon visage et humidifiant ma chemise blanche.

«  – Je ne sais pas quoi vous dire sinon bon courage et j’ai quand même été ravi d’avoir réussi à vous divertir malgré les circonstances dramatiques qui vous touchent. Je ne me sens pas très bien moi-même. Je n’ai pas l’habitude du cigare et j’aimerais me reposer une demi-heure dans ma voiture avant de repartir. »

Ma réponse eut l’air de le décevoir. Normal.

«  – Vous partez déjà ? »

–           oui il faut vraiment que j’y aille. Je ne voudrais pas avoir un acci…dent »

Je me rendis compte de la maladresse de mon propos au moment même où je la prononçais.

«  – vous voyez il faut vraiment que je me repose » dis-je en essayant un sourire IKEA.

«  – Je vous souhaite bonne chance dans votre vie. Tenez, je vous donne ma boîte à cigares en souvenir de notre rencontre.

–           Merci, c’est très gentil, mais ils seront plus utiles avec vous car je ne suis pas vraiment fumeur de Havane vous savez… »

Après un bref instant d’hésitations, il me dit du bout des lèvres, la voix cassée par l’émotion :

–           Je n’en aurais pas besoin là où je vais… »

Je lui tendis ma main moite. Sa main était sèche et Franc-Maçonnique. Un dernier regard et je m’empressai de rejoindre mon véhicule afin de m’éloigner de l’atmosphère délétère…

Allongé, mes yeux se fermèrent pour faire oublier la violence du néon au-dessus de ma voiture. Ma tête tournait à un point tel que je soupçonnais les cigares de contenir autre chose que du tabac. Une envie de nausée me surprit et je dû sortir in extremis afin de rendre le peu de nourriture ingurgité dans la soirée.  Je me rallongeai et tombai très vite dans un sommeil profond dans lequel je voyais encore cette lumière douce et contemplative qui m’invitait à lâcher prise. Puis je vis des images sans cohérences mélange de souvenirs personnels et de la rencontre avec Marc l’homme à la Aston. Je m’imaginais être avec sa fille lui faisant un cunnilingus sous les yeux réprobateur de son père niché dans un coin d’une chambre. Je levai la tête et je l’entendais me crier dessus :

« – Tu n’as pas honte de faire cela à une morte ? »

Et alors que je m’apprêtais à lui répondre que non elle n’était pas morte, je vis le corps sans vie de sa fille avec les jambes écartées. Des centaines d’asticots enveloppaient sa chatte.

Cette fois je me réveillais pour de bon avec un bon coup de chaud et à la recherche d’une respiration plus saine et moins rythmée. Mon vomi était bilieux…

Je regardai l’heure et cela faisait une demi-heure que je m’étais assoupi. Il fallait vraiment que j’y aille maintenant. Ma migraine avait disparu mais j’avais toujours aussi chaud. Le fait de rouler la vitre ouverte allait permettre de restituer les idées en place.

Effectivement, je me sentais de mieux en mieux revigoré par le fort courant d’air dont le sifflement ahurissant m’empêchait d’entendre les conneries de la radio. Je roulais plus vite maintenant. A cette heure-ci les flics ne font qu’installer des radars dans leurs rêves.

140…150…160 mon compteur ne connaissait pas la crise et à l’époque l’essence était moins chère que l’eau. De même qu’un paquet de cigarettes coûtaient moins chers qu’un melon vendu au bord d’une route départementale en direction de Cavaillon.

C’est alors qu’à l’horizon je vis un halo de lumière clignotante qui se rapprochait très rapidement de mon véhicule. En fait, c’est mon véhicule qui s’en approchait plutôt. Instinctivement, le frein moteur  me faisait ralentir en même temps que je remontai la vitre de ma voiture et baissait le son de ma radio. On fait tous cela quand l’on sent un danger imminent afin d’avoir pleine conscience des événements qui se préparent. Un Flic me fit signe de ralentir et de passer sur la voie de gauche. Je regardai lentement à la recherche du moindre indice dramatique sangsuel (oui je sais ça n’existe pas, je viens d’inventer ce mot). Mon cœur faisait une séance de cardio intensive lorsque je reconnus l’Aston Martin crashée contre le pylône d’un pont d’autoroute où le devant de la voiture n’existait plus. Ne subsistait que l’arrière du véhicule. Ecoutant mon instinct je m’arrêtai sur la bande d’urgence et descendit. Alors que je me dirigeai vers le lieu de l’accident, un flic m’ordonna brutalement de ne pas rester là.

«  – Je connais le Monsieur, il s’appelle Marc

–           vous êtes de la famille ? »

–           non, mais c’est un ami très proche. Je venais de la quitter il y a ¾ d’heure d’une aire d’autoroute.

–           Vous aviez bu ? Il était soûl ?

–           Non je ne crois pas, que c’est- il passé ?

–           il a dû s’endormir au volant et il a pris le pylône de plein fouet à très haute vitesse. Il est mort sur le coup. On est en train de le dégager »

Effectivement, les pompiers le mirent sur un brancard en recouvrant le corps d’un drap blanc.

« – Je peux le voir ?

–           oui si vous voulez »

Mes mains tremblaient car je me souvenais que j’avais toujours eu peur de voir un mort de près. J’avais perdu mes deux grands-pères et je n’avais jamais osé assister la levée des corps. Et encore moins à la veillée. Par superstition mais aussi par manque de courage. Comment peut-on accepter qu’un être cher que l’on a tant aimé de son vivant soit immobile dans une espèce d’enveloppe charnelle transitoire alors même que les asticots rongeaient de l’intérieur ce corps et que la pourriture faisait son œuvre ? Mais avec Marc, c’était différent. Au fond, je le connaissais à peine. Je pouvais donc pour la première fois de ma vie me confronter à la mort de manière directe, comme un flic faisant son enquête sur les lieux d’un crime. Je me rendais compte du côté voyeur et malsain de la situation. Je décidai de passer outre. Peut-être serais-je  la seule personne à lui rendre hommage, après tout ?

Je regardai le corps enveloppé de ce drap blanc qui ressemble à celui que j’utilise pour dormir. Je crois que je vais éviter de dormir dans des draps blancs. Je remarquai par ci par là quelques taches de sang apparaître sur ce drap devenu zébré blanc et rouge.

Je le soulevai afin d’observer son visage. A ma grande surprise, il n’était pas marqué. Cela me faisait penser que les plus grandes blessures ne sont pas forcément les plus apparentes. Finalement, ce qui l’a tué devait le bouffer de l’intérieur depuis l’annonce de la mort de sa fille. Ou peut- être même avant. Même vivante, il ne la voyait éventuellement presque plus. Et cela faisait des années qu’il en souffrait.

Son visage paraissait paisible et reposé. Il semblait presque heureux. Les yeux étaient fermés et je me demandais s’il voyait encore la belle lumière douce et accueillante au bout du tunnel ?

Je touchais sa peau. Elle était tendue, comme absorbée par des crèmes anti rides. Je me rapprochai de lui pour sentir son visage et poser mes lèvres délicatement sur sa joue. Il sentait encore son eau de toilette « Habit Rouge ».

Le pompier me fit signe qu’il devait l’amener et remit le drap en place.

Je regardai encore un moment le corps s’éloigner puis jetai un coup d’œil dans l’habitacle ravagé et compressé à un point tel que je me demandais où il restait  de la place pour le corps ?

Puis un détail attira mon regard. Entre le siège et la portière j’aperçus une photo froissé que j’essayai de remettre en forme. Une belle petite fille souriante qui devait avoir 7/8 ans tenant un dessin avec un cœur entourant le mot « Papa ». Je la mettais discrètement dans ma poche. Puis un des flics vint me voir en débitant des conneries banales du style :

«  – c’est bien malheureux tout cela. On ne répètera jamais assez l’importance du manque de sommeil sur l’autoroute. Ça ne pardonne pas. »

Je marmonnai entre mes dents :

«  – Ce n’est pas un accident et il ne s’est pas endormi

–           Je vous demande pardon ? Qu’est- ce que vous dites ? Si vous avez des éléments à nous communiquer pour l’enquête c’est le moment.

–           non rien, je n’ai rien dit. Je suis aussi fatigué que lui.  Et quand nous avons discuté tous les deux toute à l’heure nous étions exténués. Il était pressé de rejoindre sa fille chérie pour les vacances et il a négligé son sommeil. Il s’est endormi effectivement. Ce qui me fait froid dans le dos, c’est que ça aurait pu être moi contre ce pilier.

–           en tout cas, moi si j’avais une voiture comme cela, je ferais doublement attention, quel gâchis. Allez ne restez pas là Monsieur, il commence à y avoir de la circulation et c’est dangereux sur la bande d’arrêt d’urgence. Laissez- moi votre N° au cas où et faites attention à vous. »

Je repris ma route perdu dans mes pensées et me remémorant dans le moindre détail les événements de la nuit. Le jour commençait à poindre dans l’horizon et je roulais sans encombre pendant deux heures encore lorsque je décidai de m’arrêter prendre un café sur l’aire des Marnières, la dernière avant le péage de Saint Arnoult.

Il me restait encore 5 Francs que j’utilisai pour boire coup sur coup deux cafés en souriant. Je m’allumais une cigarette et le soleil commençait à montrer sa gueule rougeâtre à l’horizon. Ses premiers reflets perçaient.

Je m’arrêtai devant un miroir et découvrit que rien ne valait la lumière du soleil pour vous redonner une bonne petite gueule. Même l’employé de la boutique semblait bien vivant.

J’ai toujours gardé la boîte de cigare dans laquelle j’ai glissé la photo de la fille de Marc. De temps en temps, je la regarde et je l’ouvre. Je n’ai jamais pris un seul cigare. Elle est toujours intacte. Je la considère comme un mausolée afin de rendre hommage à un inconnu qui paraissait être un type bien. Je n’ai jamais cherché à me renseigner sur lui, ni à joindre une partie de sa famille. Je considère cet épisode comme une parenthèse entre quelqu’un qui aurait pu perdre la vie et celui qui voulait la perdre. Je me dis souvent que celui qui a perdu la vie est en fait celui qui avait le plus envie de la perdre. Je n’étais pas prêt. Ou bien je n’étais pas assez désespéré…

Arrivé au péage de Saint Arnoult, le type me demande de payer 70 Frs. Je lui tends le billet de 500 Francs. Le caissier éructe :

«  – Quoi ? mais que voulez- vous je fasse d’un si gros billet, où voulez-vous que je le mette ? »

N’écoutant que ma conscience je me mis à penser tellement fort qu’il a sûrement entendu :

«  – Dans Ton Cul »

FIN